XVIII
ÇA y est, c’est vert sur le Trocadéro et j’ai remis mes sandales ; ce sont les deux signes qui ne trompent jamais : le printemps s’est ancré dans Paris.
Une saison est née, ô toi, belle Ariane…
Comme je suis vieille ; douze fois que les jardins ont pris cette couleur depuis que j’existe.
En ce moment, mon souci numéro un, c’est la fête du 17. A chaque 17 avril, qui c’est qui offre une petite fête pour son anniversaire ? C’est moi.
En fait, c’est Kay. Elle adore préparer des tablées pleines de choses hypergluantes du genre mousse au chocolat, orangeades, meringues, nougatines, etc. La plupart du temps, les mômes sortent couleur de crème à la vanille et ont juste le temps de s’engouffrer chez eux pour aller vomir dans leur lavabo. A quatre heures, alors qu’on est déjà à mariner dans la confiture depuis deux heures de l’après-midi, elle apporte le clou de la journée : le moka.
Rien que de le voir, j’ai déjà l’estomac qui fait trois tours, tout le monde gémit et Kay s’imagine que c’est un murmure de gourmandise. Ce jour-là, elle s’habille jeune, en mousseline, elle ressemble à de la brioche et elle fait des sourires qui terrorisent tout le monde. Al Chambas sort sa flûte vers les cinq heures et commence à canarder sec, tout le monde bâille, les garçons ont des plis à leurs pantalons, les filles tirent leurs socquettes et Kay va de l’un à l’autre en essayant de caser sa gelée de groseille – une des spécialités de Dallas avec les assassinats de présidents.
Cette année, ça va être différent parce que, au lieu de recevoir vingt-cinq gosses, c’est-à-dire toute la progéniture de tout ce que le quartier comporte de rupins américains, il faut que je me débrouille pour que l’on ne soit pas plus de quatre.
Daniel, Nathalie, Londet et moi.
Nathalie parce que c’est mon amie malgré tout, Londet parce que c’est son copain et que je ne peux pas inviter un garçon seul, ça ferait louche. Surtout que Kay l’a vu le jour où il était soûl comme une grive et que, bien qu’exceptionnellement peu futée, elle pourrait comprendre qu’il y a anguille sous roche. Et puis ce serait drôle si Nathalie et Londet…
Depuis le temps qu’elle me bassine avec son amour éternel pour son Bobby Mac Apaloos, j’aimerais bien voir comment elle s’en tire devant la tentation ; deux handicaps à mon avis à cette entreprise : la taille de la mignonne et les oreilles du mignon. S’ils arrivent chacun à faire abstraction de ces deux caractéristiques, c’est gagné. Mais ça va représenter un bel effort de leur part.
La voilà.
Si vous voyez un jour arriver un amoncellement de paquets droit sur vous, vous pouvez espérer qu’il y a Kay derrière.
« Bonjour, maman. »
Elle émerge, surprise. Il faut dire que je suis rarement aussi avenante. Elle m’examine et louche avec suspicion sur mon sourire divin.
« Je suis vannée. Pas un taxi sur la place de la Concorde.
– Il y a des bus. »
C’est sorti trop vite. Le seul moyen de se faire une ennemie de Kay, c’est de lui proposer de prendre l’autobus. Cela désagrège son fragile moral.
Il faut que je me rattrape.
« Tu as fait de bons achats ? »
J’accumule les gaffes. C’est comme si j’avais demandé à un paysan si la récolte a été bonne. Cela fait pourtant douze ans que j’entends répéter que l’on ne trouve plus rien nulle part.
Elle se traîne dans sa chambre et je la suis. Assise sur son pouf, devant sa glace ovale, elle se tapote les fanons. Encore une chose inexplicable : elle est maigre comme un clou et elle a des fanons. Je me lance :
« Je voudrais te demander, au sujet de mon anniversaire… »
Elle continue à tapoter.
« Je t’écoute, Lauren.
– Voilà… Je trouve que ces grandes réunions, c’était parfait lorsque j’étais petite, mais que maintenant il me semble que quelque chose de plus simple…, d’intime… de décontracté… »
Je suis partie et je m’emmêle un peu dans des tas de considérations différentes et…
« Mais enfin, Lauren, qui veux-tu inviter ? »
Nous y voilà. C’est là qu’il faut rajouter de la sauce.
« Eh bien, tout d’abord, mon amie Nathalie dont je te parle si souvent et dont les parents ont la très belle situation que tu sais et, après Nathalie, j’avais l’intention également de faire venir Gérard Londet, je ne sais plus si je t’en ai entretenu, mais c’est un garçon très sympathique dont le papa possède une chaîne de salles de cinéma d’art et d’essai, et enfin un autre garçon, ami du premier, ils sont vraiment inséparables, tu sais, ha, ha, ha, ha ! jamais l’un sans l’autre, alors j’ai pensé que cela leur ferait plaisir à tous les deux de se retrouver ensemble pour mon anniversaire. »
Je me tais. Chaque seconde pèse deux cents kilos.
Kay arrête de tapoter. On s’épie. On dirait l’instant où Hermione guette le retour d’Oreste après qu’il a tué Pyrrhus.
« Et ensuite ? »
Je reprends ma respiration.
« Eh bien, si on récapitule, il y a Nathalie, Gérard Londet, l’ami de Gérard Londet et puis, et puis, eh bien, il y a moi. »
Elle se retourne.
« Parce que tu comptes venir également ? »
J’éclate d’un rire absolument inextinguible. J’espère que ça va lui faire plaisir, elle brille tellement peu par son sens de l’humour qu’il faut quand même récompenser ce bel effort.
« Ecoute, dis-je en m’essuyant les yeux, j’en ai un peu assez des grands tralalas, de tout ce monde qui se goinfre de pâtisseries, ce serait beaucoup plus simple de… »
Elle a un haut-le-corps subit. Elle vient de penser à quelque chose.
« Et les Ford ? Tu imagines la tête de Mme Ford si je n’invitais pas leur jeune Tommy ? » Il y a pas mal de Ford aux States, presque autant que de voitures, mais ces Ford-là ont vaguement quelque chose à voir avec le président bien connu.
« Mais tu pourrais… »
Deuxième haut-le-corps.
« Et les Stevens ? Cela fait dix ans que leurs jumelles viennent t’apporter leurs vœux chaque année ! Et Stevens est un ami de ton père ! »
Le souvenir des jumelles Stevens me fait monter des vagues de chaleur.
« Les Stevens sont des fascistes, dis-je, je les ai rencontrés avenue du Roule avec des tee-shirts Vote for Republican Party. Elles ne mettront plus les pieds ici, c’est mon anniversaire après tout, merde alors ! »
Kay se dresse.
« Lauren, je te demande de t’exprimer autrement et de me faire grâce de tes opinions politiques déplacées. »
Je hurle :
« Elles ne sont pas déplacées. Je veux un anniversaire différent ! Sans Stevens, sans Ford, sans moka et sans napperons !
– Avec whisky, peut-être ? siffle la vipère.
– Je m’en vais, dis-je, on va finir par se dire des choses désagréables. »
Ulcérée par tes cris, le cœur rongé de larmes,
En pleurs je me retire en mes appartements.
Je sors et, par un prodige de volonté, j’arrive à ne pas claquer la porte.
Je me demande si je vais parvenir à mes fins.